Le petit commissionaire sur le banc
vers 1949.Huile sur panneau. 100X81cm.
L'Incrédulité de St Thomas
vers 1954.Huile sur panneau. 155X81cm.
Nostalgie
vers 1948.Huile sur panneau. 55X46cm.
Pêcheurs portugais
vers 1963.Huile sur panneau. 135X159cm.
Le vieil homme et la mer
1960. Huile sur panneau. 184,5 x 174 cm
Kristine MESANGE
Historienne de l'art
Juin 1999
"Comprendre la solitude d'Antoine Martinez,
de sa peinture du milieu du XXème siècle, c'est d'abord la situer dans le
contexte immédiat de l'après-guerre, mesurer à quel point elle y est paradoxale,
et comment elle s'enracine dans une solitude beaucoup plus profonde. Cette
solitude, c'est d'abord, celle des thèmes - nous y reviendrons - une mélancolie,
qui pèse sur toute l'oeuvre et qui dans le climat de l'après-guerre semble
inadmissible et fait que cette solitude thématique, existentielle, va se
retourner en un isolement encore plus grand jusqu'à une sorte d'oubli. Montrer
la peinture d'Antoine Martinez n'est pas seulement la faire
sortir de cet oubli, mais aussi comprendre que cet oubli fut l'effet d'une
conspiration involontaire.
Une conspiration involontaire.
Lorsque la peinture d'Antoine Martinez atteint la maturité
de ses thèmes, sa juste expression technique, le peintre a un peu moins
de trente ans ; la guerre, il vient de la vivre dans la grande débâcle de
juin 1940 ; démobilisé, il retourne à Oran, sa ville natale, avec sa femme,
puis s'installe à Constantine. C'est une période faste pour sa peinture
: il est reconnu, ses toiles se vendent bien ; la couleur submerge les thèmes,
les absorbe jusqu'à faire oublier souvent leur origine : cette solitude.
En 1945 il rentre en France. Il enseignera la peinture à Toulouse, avant de s'installer aux environs de Paris en 1948. Mais pourquoi l'a t-on oublié ? Qu'est-ce qui fait que soudain sa peinture semble devenue étrangère, décalée, en exil.
L'après-guerre fut le triomphe de l'Ecole de Paris. Le 10 Mai 1941 s'ouvrait à Paris l'exposition des 20 jeunes peintres de la tradition française. Il faut se souvenir de l'enthousiasme d'un Pierre Francastel : "Il est suffisamment hardi d'affirmer que nous assistons, en ce moment à un changement complet de décor, et qu'une nouvelle époque d'art est sans doute commencée : la troisième depuis près d'un siècle. Je salue les prémisses de la nouvelle Ecole de Paris."
Paris avait besoin d'oubli et, pour reprendre les termes de Francastel, d'un nouveau décor : les couleurs, l'abstraction, le formalisme allaient être les alibis pour se détourner des heures sombres de la misère. La France s'était trop longtemps, pour reprendre la bouleversante expression d'Henri Michaux, "regardée dans le miroir de la mort".
Cela explique comment et pourquoi l'Ecole de Paris devint non seulement une revendication picturale, mais presque une idéologie. En tout cas, le triomphe d'un formalisme gommant les thèmes qui hantaient encore les consciences et qui dix ans plus tard allaient revenir, erratiques, fantômes surgis de l'ineffaçable. Pour l'heure il fallait se griser. Il fallait aussi que Paris ait l'impression qu'elle redevenait le centre du monde de l'art. Ainsi, ne s'étonnera t-on pas de voir cette Ecole de Paris qui ne fut pas une école au sens strict du mot et qui rassembla des peintres aux univers et aux arrière-mondes les plus différents, produire une sorte de pensée dominante.
Nous sommes là au cœur de l'ostracisme dont allait souffrir Antoine
Martinez ; sa peinture ne s'inscrivait plus dans l'époque, marginale,
elle devint solitaire et cette solitude alors gagna les thèmes, commença
à prendre en étau chaque regard porté sur le monde et tout - natures mortes,
portraits, paysages - devient l'otage d'une mélancolie toujours plus grande.
Martinez se détourna alors de l'actualité qui était devenue pour lui le
nom sournois du présent. La solitude engendra l'isolement, laissant place
à une sorte de monologue intérieur ou plus justement à un dialogue silencieux
avec les œuvres vues, imprimées en lui comme des plis de la vision ; la
mélancolie trouva comme seul remède une nostalgie tournée vers la peinture
du passé, son rêve enfui, la mémoire des grands peintres d'Espagne. L'Espagne,
ce tropisme indissociable de l'œuvre d'Antoine Martinez,
vint au secours de son isolement. Il faudrait d'un tableau à l'autre chercher
à voir comment il ne s'agit en aucune manière d'une citation, ni même d'une
référence, mais de quelque chose d'autre, de plus profond, de plus intérieur,
de plus intime. Dans ces plis du regard, la vision de Martinez est venue
épouser telle autre vision de tel peintre, Vélasquez ou Le Greco, Murillo
ou Zurbaran, non pour se conformer à elle, mais vraiment l'épouser, se confondre
avec elle, la faire vivre à nouveau, faire vivre en peinture, cette peinture
dont ses contemporains se détournaient.
Comment ne pas penser en regardant La Chapelle de La Preste en 1955 ou la Vue de Constantine peinte sous d'autres ciels en 1946 à la Vue de Tolède du Greco ?
Comment ne pas ressentir une même tendresse et volonté expressive devant ce Petit commissionnaire sur le banc créé vers 1949 et son frère, le Jeune mendiant de Murillo que le peintre avait pu croiser au Louvre ?
Il faut opposer avec netteté le projet d'Antoine Martinez
et celui de l'Ecole de Paris. Quand le style en tant qu'entité identifiable
triomphe, assurant la gloire du formalisme, Martinez accepte une sorte d'hétérogénéité
implicite qui donne la sensation qu'aux mêmes dates des tableaux très proches
proviennent d'horizons différents : c'est cela que nous appelons la nostalgie
de la peinture, reconnaître l'histoire d'un héritage, son caractère pluriel,
s'adosser à lui au lieu de se réfugier dans un style figé, à la fois valeur
d'échange, gage de reconnaissance, réassurance formelle. La peinture d'Antoine
Martinez est tout au contraire la peinture du doute, de l'incertitude,
mais bordée par une force de conviction, une foi dans la peinture même,
une foi dans un dialogue silencieux qui peut s'instaurer entre un peintre
et un autre, sans se soucier ni du temps, ni des modes, sans chercher à
s'inscrire dans une quelconque historicité qui risquerait toujours de devenir
un historicisme.
A travers le trouble que renvoie son regard des rares autoportraits, par-delà
l'Incrédulité de Saint Thomas de l'époque où personne ne croit plus, Antoine
Martinez peint, avec le sang et les couleurs du sang, de la terre,
de la lumière, sa foi absolue, sa passion jusqu'à l'abnégation, avec des
gestes d'ascète graves et mesurés, pour restaurer la religion, au sens du
lien sacré - avec le monde, les êtres, le passé, les fruits et les fleurs,
nous les fidèles - et faire vibrer, comme l'âme échappée sur les genoux
de la Petite fille au papillon, cette "épiphanie humble et bouleversante
en nous". Le regard mal-aimé d'Antoine Martinez n'implore
pas, ne cherche pas la compassion ni l'affrontement, il est peut-être seulement
certain qu'"il faut aimer pour voir", malgré "le goût de notre aveuglement,
de notre impuissance".
C'est aussi pourquoi, malgré la commodité d'un tel procédé, il est impossible de distinguer chez Martinez des périodes dominées par telle ou telle recherche particulière, plastique ou thématique.
La composition formelle et le schème perspectif, le rythme, les cadences des lignes du Chevrier renvoient un lointain écho à l'Ucello de la Bataille de San Romano ; La leçon de géographie ou La Dictée sont aussi une leçon de ténèbres, une immersion dans le clair-obscur de Georges de La Tour, le face-à-face des aplats de la Petite Mauresque nous rappelle immanquablement le regard du Fifre de Manet, et comment ne pas penser à Chardin, en observant des images de l'enfance (La Toupie de 1950 ou les Bulles de savon en pyjama jaune de 1953) qui, avec grâce, rendent présents les sentiments de la solitude profonde et de la fragilité de la vie.
Les images de la solitude
La solitude d'Antoine Martinez s'est donnée ses images
- rarement allégorie, toujours vivante, vive et souffrante, quotidienne
et ordinaire, - et ces images, après la guerre étaient exactement celles
dont on voulait se détourner. Il est d'ailleurs confondant de voir comment
les peintres que l'on pourrait rapprocher d'Antoine Martinez
sont des peintres que nous découvrons précisément aujourd'hui ou que nous
venons de découvrir, à qui nous donnons place dans une histoire de l'art
trop longtemps frileuse ou rassurée par les classifications arbitraires.
En regardant la peinture d'Antoine Martinez, ces classifications
semblent inopérantes ; son arrière-monde le rapproche des peintres que l'on
ne s'attendrait pas à voir ici : Constant Permeke (Le Semeur 1933) dans
ses membres déformés, hypertrophiés porte le même poids d'existence opaque
et primordiale que Le Bûcheron (1949) de Martinez, Léon Spilliaert, Marcel
Gromaire, Carlo Carrà (celui de Il pino sul mare 1921 ou Les Pêcheurs de
1929), mais aussi Mario Sironi (la même désolation règne dans sa Solitude
de 1925 et la Nostalgie (1946-49) de Martinez) et, plus paradoxalement encore,
des sculpteurs, comme Constantin Meunier, mais aussi Georges Minne, ses
corps d'enfants émaciés et pétrifiés de détresse qui incarnent le même désarroi
que les Jeunes acrobates ou Pêcheurs de crevettes, et plus encore, Wilhem
Lehmbruchk de l'Homme foudroyé de 1915-1916 auquel répondent les corps ployés
du Pauvre pêcheur que peint Martinez en 1949, ces corps désolés écrasés
de mélancolie, isolés dans l'espace et comme pétris, au repoussé, précisément
à partir de la dureté du fond.
Le Semeur (1934) sculpté par Permeke ou Les pêcheurs portugais (1963) de Martinez sont des archétypes d'une humanité humble, magnifiée par les lignes d'horizon abaissées, la monumentalité et le synthétisme de la représentation, humanité éternelle, impuissante, précisément à grandeur humaine. Cette soumission, cette obéissance à une règle qui le transcende, le rend sans doute proche, par contraste, des recherches de Giacometti dans les mêmes années.
On comprendra aisément que de telles parentés, de telles références, si
elles étaient venues à l'esprit (et n'y a-t-on implicitement pensé ?) auraient
encore détourné le public et les exégètes de cette œuvre trop sombre, cette
œuvre d'Antoine Martinez toujours plus sombre, jusqu'à
l'enténèbrement, l'épuisement. Comment ne pas relier cette exténuation,
cette fatigue dans les thèmes et la mélancolie qui les draine, et l'épuisement
douloureusement réel de l'homme, comme si celui-ci cherchait à rejoindre
physiquement son œuvre, comme s'il fallait qu'il fasse corps avec elle.
On aurait tort de penser que l'œuvre est à cet égard seulement biographique.
Il y a une co-présence, une co-attenance de l'œuvre à la vie et de la vie
à l'œuvre : une espèce de solidarité existentielle. Les corps peints par
Martinez et comme taillés dans l'espace sont les figures lointaines, les
parentes venues d'un tourment qui, s'il s'inscrit dans l'histoire, a cependant,
avant tout, une dimension ontologique qui la dépasse et qui excède toute
géographie. Qui aurait pensé à cela, qui aurait perçu cela dans les quinze
ans qui ont suivi l'après-guerre en France, aurait trouvé un alibi supplémentaire
pour ne pas voir l'œuvre de Martinez, sœur de celle du sculpteur allemand
Lehmbruck ou proche en mélancolie de Mario Sironi. Il fallait que les héros
de la nouvelle peinture fussent sans héritage, il fallait qu'on ne puisse
en aucune façon les comparer aux artistes des époques sombres, aux artistes
de la défaite. Antoine Martinez serait apparu comme le
peintre tragiquement lucide d'une défaite qui n'était pas celle d'un pays,
mais, au lendemain de la guerre, seulement la déchéance de l'homme, d'une
certaine idée de l'homme à jamais compromise et dont la peinture de Martinez
s'était donnée de retenir les ombres ; ces corps épuisés sont un seul et
même corps, celui de la défaite de l'homme dont le visage et la silhouette
semblent voués à l'effacement comme échoués sur une plage attendant la dernière
vague, celle qui emportera jusqu'au souvenir.
"Que reste-t-il d'une vie au creux de la main qui se crispe : quelques chuchotements obscurs, quelques images noyées. Choses si mal possédées et si fugitives, oubliées, oublieuses, trahissantes, trahies, radeaux de dérive; tout cela s'éloigne de nous, qui nous éloignons de tout cela …"
Un tableau tardif d'Antoine Martinez Le vieil homme et
la mer est d'un format qui énonce une sorte de volonté d'en faire un manifeste,
mais un manifeste pour soi seul, un tableau qui veut faire époque, qui veut
résumer une somme d'ambitions et de déceptions, de joies et de douleurs.
Le format 185 x175 cm est précisément à taille d'homme, il est moins une
allégorie reconnaissable qu'un surprenant résumé. Il garde comme un écrin
de douleur une sorte de dimension prométhéenne, paradoxalement prométhéenne
de la peinture ; paradoxalement parce que ce vieil homme soulève et retient
un poids qu'il ne peut ni tenir, ni jeter à terre, ce à quoi on ne peut
pas renoncer ou qui vous dévore de l'intérieur, c'est là tout à la fois
la condition même du peintre et la condition de l'homme qu'il essaie de
peindre. Le tableau est construit à partir d'une triade dont le poids symbolique
est facile à déceler : une seule et même idée de la peinture accomplie comme
destin malheureux. La barque rouge est moins une barque représentée que
l'effective et douloureuse affirmation que l'artiste malgré la nuit qui
tombe progressivement sur son œuvre, n'a jamais cherché que la couleur,
celle du plein midi, une couleur de brasier, le rouge d'un incendie, un
rouge de vitrail ; le second terme : cet espadon démesuré, ramené à son
squelette avoue également l'épuisement des thèmes et que la peinture est
aussi ce travail des formes, ce labeur par lequel une image, surgie d'un
rêve, doit devenir dans le tableau plus réelle que le réel. Tout en faisant
éprouver le rêve au cœur de la réalité, la dimension onirique de l'œuvre
d'Antoine Martinez s'inscrit dans cet énigmatique squelette,
l'œil de l'espadon est presque à l'intersection des diagonales donnant ainsi
l'illusion d'un format carré. Nous retrouvons avec le troisième terme cet
homme sculpté dans l'espace, cette dimension de l'œuvre qui la rattache
tout autant à la sculpture qu'à la peinture ; s'y ajoute ici la lutte des
deux matériaux - le corps de l'homme et celui de l'espadon - le premier,
épuisé, tendu dans l'espace, le second, coupant, pointu, dangereux.
La sensation de danger domine et fait cette peinture sans ombre : les ombres ont été mangées par la nuit, dévorées par elle comme le corps de l'espadon a été dévoré par la vie.
On peut aussi comprendre cette image comme une mystérieuse métaphore de la maigreur, une maigreur allant jusqu'au squelette, une maigreur née de l'effort et de l'épuisement, non pas une maigreur représentée mais le récit de la maigreur.
On trouverait dans de nombreux tableaux d'Antoine Martinez
l'angoisse du plein midi, ce midi dont Nietzsche disait qu'il est "l'heure
de l'ombre la plus courte". De nombreux tableaux de Martinez sont sans ombre,
écrasés par une lumière qui ne pardonne pas. Dans ce tableau au contraire,
la lumière est réelle, celle de la pleine lune. Mais plus gravement encore,
la lueur d'une nuit qui ne verra pas le jour se lever. C'est tout à la fois
un tableau de l'épuisement et de l'extinction, mais qui pour énoncer cette
désolation trouve en peinture une ultime forme héroïque, l'image de soi
quand il n'y a plus rien à espérer si ce n'est d'en finir, l'ultime tableau,
de laisser une trace ; un autre portrait en peinture où le je de la subjectivité
s'est éteint, un autoportrait qui ne représente pas le peintre mais son
projet déchu, son ambition blessée et l'ultime effort qu'il fait pour se
souvenir de la route choisie. Pourquoi il l'a choisie malgré tout, contre
tout.
Pourquoi ? Pour que ce tableau-là ait lieu, pour qu'un jour il sorte de
l'oubli, de la nuit injuste dans laquelle l'histoire de l'art plonge parfois
les œuvres. Un tableau peint pour être vu plus tard, sans la certitude que
ce "plus tard" existe. C'est précisément ce point d'incertitude qui donne
à un tel tableau sa gravité, son poids et cette sorte de grâce contrariée
et anéantie qui pourtant le sauve et à lui seul, s'il le fallait, sauverait
tout l'œuvre peint d'Antoine Martinez."